Un véritable feuilleton à rebondissements.

Avec le recul, l’affaire ressemble à un feuilleton haletant, avec ses héros – historiens de l’art, conservateurs, experts –, ses enjeux – un trésor découvert en 1922, après avoir passé près de dix-sept siècles sous terre –, son contexte – un pays figé dans un confinement inédit… Comme dans toute bonne série, le rythme est essentiel : ici, il est dicté par le strict calendrier qui régit les objets classés « Trésor national » et fait clignoter en chiffres de feu la date du 21 mars 2020. « À trois jours près, le trésor de Beaurains était perdu pour la France ! », sourit aujourd’hui Arnaud Manas, chef du service du patrimoine de la Banque de France. Tout commence en 296 de notre ère.
À Trèves, dans la salle de réception du palais impérial, Constance Ier Flavius Valerius Constantius, surnommé Chlore en raison de son teint clair, se livre à une donativum, une distribution impériale au cours de laquelle il récompense avec faste ses officiers les plus fidèles. À l’un deux, il offre des centaines de pièces d’or et d’argent, une trentaine de multiples de grande valeur, des objets précieux et des bijoux en quantité. Pourquoi ce grand personnage enterre-t-il ensuite son trésor non loin de la cité de Nemetacum, l’actuelle Arras ? Est-ce son lieu de résidence ? S’est-il promis de revenir ? Le mystère reste entier. Plus de seize siècles plus tard, en septembre 1922, un des ouvriers travaillant à la construction d’une briqueterie au lieu-dit Pouvoir-Dhée, sur la commune de Beaurains (Pas-de-Calais), donne un coup de pioche qui sonne étrangement. Avec quelques camarades, il dégage un récipient en céramique dans lequel est caché un vase en argent contenant un véritable trésor. « Il s’agissait d’une découverte exceptionnelle, estime Frédérique Duyrat, directrice du département des Monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France. Et Ernest Babelon, mon prédécesseur de l’époque, a rapidement entamé des démarches pour acheter l’ensemble du trésor. Hélas, il est mort brutalement en 1924 et cet important projet d’acquisition s’est arrêté net. » À cette date, le trésor de Beaurains s’est déjà étiolé. Dès la première nuit, des objets ont disparu – certains ont miraculeusement réapparu après le prêche du curé –, dont cinq fascinants médaillons brillants comme au premier jour, ceux-là même que la Banque de France vient d’acquérir. Après le difficile partage entre les ouvriers découvreurs et la propriétaire du terrain, les objets s’éparpillent encore entre New York, Londres, Milan, Bruxelles, Oxford, Hanovre… La France, pour sa part, conserve les multiples achetés en 1927 par la ville d’Arras, et quelques pièces issues notamment de la collection de Charles de Beistegui – qui en avait acheté lors de la dispersion dans les années 1920 –, acquises par la BnF.


Un trésor national

Et les fameux médaillons ? Reliquat du trésor colossal que Jeanne Wartel, la propriétaire du terrain, a vendu au numismate Émile Bourgey à la fin des années 1920, ils dorment dans un coffre pendant des dizaines d’années. Sa petite-fille Sabine, qui a repris le cabinet familial, a longtemps vécu dans la proximité de ces pièces d’or dont il se dégageait, témoigne-t-elle, « une force extraordinaire ». En 2017, tout s’accélère : Sabine Bourgey dépose une demande de certificat d’exportation pour les cinq médaillons. Aussitôt prévenue, Frédérique Duyrat entame une procédure visant à les faire classer Trésor national. Le 20 juin, la commission consultative des trésors nationaux se réunit. Une douzaine de personnalités issues du monde de l’art écoute son rapport scientifique et, sur un plateau en cuir estampé d’un filet doré, découvre les cinq pièces, chacune frappée en un seul exemplaire, merveilleuses de finesse et d’expressivité. « Outre leur immense valeur intrinsèque, ces médaillons sont de véritables documents politiques qui nous renseignent sur la façon dont l’Empire se met en scène durant la période de la tétrarchie, commente Frédérique Duyrat. Qu’elles aient été entre les mains de l’empereur leur donne encore plus d’importance .» Le verdict tombe : les cinq médaillons sont classés Trésor national, ils resteront en France. Au soulagement succède bientôt l’inquiétude : en effet, le cabinet Bourgey, associé au cabinet Barret, informé le 21 septembre 2017 que le certificat d’exportation lui est refusé, conteste la décision de classement et porte l’affaire en justice. Embarrassée, ne sachant si les médaillons conserveront leur statut protecteur et demeureront en France, la BnF ne peut se lancer dans la recherche de mécènes. Le dernier épisode judiciaire intervient en février 2020 : la cour administrative déboute le vendeur, les médaillons de Beaurains demeurent Trésor national. Commence alors un compte à rebours plein de suspense. « Le classement tombe si l’institution qui a présenté les objets ne concrétise pas l’acquisition dans les trente mois suivant la signification au vendeur, soit le 21 septembre 2017 », explique Claire Chastanier, ajointe au sous-directeur des collections au Service des musées de France. En clair, en ce mois de février 2020, il reste donc moins d’un mois à la Bnf pour acquérir les cinq précieux médaillons ! Où trouver les 2,8 millions d’euros auxquels ils ont été estimés ? Les caisses sont vides, mises à mal par les travaux du quadrilatère de la rue de Richelieu ; quant aux fidèles mécènes, ils ont déjà été sollicités pour la restauration des décors intérieurs. Le 27 février, Laurence Engel, présidente de la BnF, se tourne vers François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France. Un mécénat serait-il envisageable ? Certes, la BdF a déjà joué les mécènes exceptionnels. Mais, depuis que la Cour des comptes l’a épinglée pour l’acquisition du portrait d’Oopjen Coppit de Rembrandt par le musée du Louvre et le Rijksmuseum d’Amsterdam, la loi a été modifiée et cette pratique est strictement encadrée.


Compte à rebours

Le 4 mars, à J-17, une première solution est envisagée, mais la disposition fiscale qui l’autorise est caduque depuis décembre 2019. À force de fouiller les réglementations qui régissent les services culturels, Arnaud Manas découvre que le dernier alinéa de l’article L-121-1 du Code du patrimoine, jamais utilisé, permet à une institution publique de se substituer à une autre. La BdF peut donc se porter acquéreur en lieu et place de la BnF, l’institution ayant demandé le classement Trésor national. Le 17 mars, à J-4, alors que le confinement vient d’être décrété, François Villeroy de Galhau réunit à distance un Comité d’acquisition patrimoniale – créé pour l’occasion : le projet d’achat est adopté en moins de 24 h. Le ministère de la Culture doit alors informer le vendeur du rachat par la BdF et transmettre l’offre par recommandé. Tout cela avec un ministre de la Culture isolé pour cause de Covid-19 et une procédure compliquée par la fermeture des locaux du ministère de la Culture…


Tout est bien qui finit bien

Pour autant, la partie n’est pas encore gagnée : le vendeur peut refuser l’offre, demander une contre-expertise, saisir la Cour de cassation… Mais le suspense prend fin rapidement : Sabine Bourgey accepte la proposition. « Je suis très heureuse de cette issue, témoigne aujourd’hui la numismate. Je suis honorée pour la mémoire de mon père et de mon grand-père. » 28 juillet 2020, 15 h 30 : tandis qu’une voiture de police patrouille dans le quartier de l’Opéra, les protagonistes de cette aventure se retrouvent au sous-sol d’une banque parisienne. Après un examen des médaillons, mené par les experts en numismatique, ceux-ci sont disposés dans une petite valise et quittent les lieux en convoi exceptionnel, encadré de motards. Quelques minutes plus tard, les voilà en sécurité dans la salle des coffres de la BdF. Prochaine étape ? « Une exposition à la Citéco en 2022, réalisée conjointement avec la BnF, où pourraient également être exposées d’autres pièces, notamment celles détenues par le musée des beaux-arts d’Arras », se réjouit Gilles Vaysset, secrétaire général de la Banque de France. Gageons que les commissaires s’entendront pour faire aussi venir les objets exposés au British Museum, dont un bel anneau d’or gravé au nom de Valérianus, le plausible premier propriétaire du trésor de Beaurains.